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Les secrets de Robert Pandraud, patron de la "Grande Maison"

LE MONDE | 18.02.10 | 11h01  •  Mis à jour le 18.02.10 | 11h01


Ce portrait de Robert Pandraud est paru dans Le Monde daté du 5 mars 1987.

Robert Pandraud reste un homme indéchiffrable. Peut-être, tout simplement, parce qu'on ne devient pas le "premier flic de France", vivante mémoire de tant de secrets embarrassants, sans maitriser à la perfection l'art du camouflage.

Mais, de même que la seiche se protège en projetant des écrans d'encre, il arrive que certains caractères se complaisent dans le flou par précaution d'auto-défense autant que par calcul. Surtout quand la vie leur a appris le sens du relatif, la valeur du doute, l'utilité du pragmatisme sans illusion ni conviction.

Il y a du misanthrope chez Robert Pandraud. C'est cette distance vis-à-vis de tous les engagements qui a fait de cet "agnostique libéral " - selon l'expression d'un de ses proches - un parfait commis de l'Etat sans... états d'âme, cette échine souple sans être docile, successivement mise au service des gouvernements pompidoliens, giscardiens et chiraquiens, avec une brève cohabitation involontaire avec les socialistes.

Un homme plus lucide que beaucoup d'autres qui avoue sa soumission aux circonstances :

" Beaucoup d'événements n'ont pas de logique. C'est l'histoire qui finit par donner une motivation à ce que vous n'avez souvent décidé que par réflexe. Et après tout, ce n'est pas une mauvaise formule. "

Ces avantages du fatalisme et de la neutralité, ainsi que les inconvénients des ambiguïtés et des soupçons qu'ils suscitent, Robert Pandraud les a appris très tôt.

Sa première leçon de prudence, il la reçoit le 20 juillet 1944. La guerre touche presque à sa fin. Tout autour du Puy-en-Velay, sa ville natale, les maquisards harcèlent l'armée de Vlassov, ce renégat soviétique passé au service de Hitler. Un ramassis de mercenaires. Robert Pandraud a alors seize ans. Aujourd'hui encore, il revoit " ces mecs de type basané, couverts de petite vérole, avec leurs chariots venus de l'Est. Il y avait des Tatars, des Caréliens, des Arméniens... " Normal qu'il s'en souvienne : il a failli en mourir. Car au détour d'une rue, au centre du Puy, il se trouve, par hasard, coincé entre un groupe d'éclaireurs de ces troupes bigarrées et un commando de maquisards, surpris alors qu'il était venu en ville faire le plein... de tabac. Les " voltigeurs " de la Wehrmacht le prennent pour un " terroriste " et l'interceptent.

Il échappe in extremis à la " bavure " grâce à l'intervention d'un officier allemand : " Cet homme m'a sauvé la vie : il a empêché ces Russes de me fusiller. " " Terroriste ", lui ? Depuis le début de la guerre, comme presque tous les enfants de son âge, Robert Pandraud se contente de rêver de l'école buissonnière et des attraits des grandes villes. La visite de Pétain au Puy, l'appel du 18 juin, ne lui laisseront pas un grand souvenir. Au lycée du chef-lieu, que la guerre transforme tantôt en hôpital de réserve, tantôt en centre d'accueil pour les réfugiés, l'atmosphère n'est pas des plus studieuses : " Je n'étais pas un élève exceptionnel d'un lycée qui ne l'était pas. "

Robert Pandraud n'est jamais le dernier à donner le signal des chahuts. Il s'ébroue de la tutelle de son père, directeur d'école, prisonnier pendant quatre ans, et de sa mère, institutrice elle aussi. Mais ses études s'en ressentent et Robert Pandraud prend conscience, à la Libération, de certaines limites personnelles : " J'ai très vite compris ce que je ne pourrais pas devenir. " Il découvre aussi que " la seule véritable inégalité est géographique ". Maudits soient les provinciaux ! C'est le montant des bourses offertes aux étudiants qui va déterminer son itinéraire.

Si après le bac il choisit Sciences-Po à Paris, c'est d'abord " parce que les bourses y étaient plus élevées " qu'ailleurs. D'origine rurale et modeste, la famille Pandraud - qui porte le nom d'un hameau de la commune de Saint-Germain-Laprade - ne roule pas sur l'or.

" LES SOCIALISTES LES PLUS ODIEUX... "

Robert Pandraud ne se guérira jamais de ce handicap de provincial " monté " à l'assaut de la capitale. Depuis lors, il règle ses comptes avec " les dynasties de fils de bourgeois avec bagnoles, les gosses de riches qui vivent la dolce vita ". Il hait, en particulier, les héritiers socialistes " qui gueulent contre la sélection dans les écoles. Moi, l'examen le plus difficile que j'ai passé, c'est celui de l'entrée en sixième ! Les socialistes les plus odieux sont ceux du seizième arrondissement, ceux qui doivent tout à leurs parents ou à leur famille ". Il déteste les privilèges, les passe-droits et le piston.

Sa charge est d'autant plus virulente que Robert Pandraud avait tout, au fond, pour devenir un bon militant de gauche, voire d'extrême gauche si l'on en juge par les témoignages des membres de l'amicale des anciens élèves du lycée du Puy qui se souviennent de l'avoir vu vanter l'anarchie en vendant à la criée le Cri du peuple.

La foi républicaine et laique de ses parents, qu'il partage, aurait pu lui ouvrir la voie socialiste de la SFIO, sur laquelle, il s'est un peu avancé. Il en garde... une réputation de franc-maçon. A tort : " Je n'ai jamais été dragué, ni par un franc-maçon ni par un pédé ! "

C'est à l'ENA, qui rabote les hargnes provinciales et réduit les complexes d'infériorité, que Robert Pandraud apprend la valeur des mises en sourdine et noue ses premières amitiés politiques, notamment avec Michel Aurillac. Désormais, il fera de la discrétion une règle de conduite puis de carrière. Son ambition, c'est la préfectorale.

De 1953 à 1967, il fait l'apprentissage du métier d'administrateur. De poste en poste, des Hautes-Alpes à la région parisienne, il baigne dans les contingences, souvent peu exaltantes, de la vie publique au jour le jour, et il en tire quelques enseignements pratiques qui développeront son sens du pragmatisme.

Il découvre, par exemple, que " les ministres sont injoignables le dimanche " ; il retient qu'il ne sert à rien, généralement, de refuser une démission : " Personne n'est irremplaçable. La démission et le suicide sont les deux seuls droits imprescriptibles. "

LES LEÇONS DE LA PRÉFECTORALE

Son propre comportement engendre parfois les soupçons les plus fous : à Auch, au lendemain des événements du 13 mai 1958 à Alger, son préfet le pense à la tête d'un putsch local et le prie discrètement de l'épargner, lui et sa famille, quand il s'agira de prendre d'assaut la préfecture. " Tout ça, dit-il, parce que chaque soir je jouais à la belote avec le commandant du régiment de parachutistes, le chef des Renseignements généraux et le responsable de la SNCF... "

Robert Pandraud rencontre sérieusement les problèmes de sécurité publique à Nancy, entre 1958 et 1962. Directeur de cabinet du préfet de Meurthe-et-Moselle, il supervise le travail de la police aux prises avec les fractions rivales du réseau indépendantiste algérien. Il traque ensuite l'OAS, avec difficulté, pour réaliser bientôt que la vérité crève souvent les yeux : " Le chef local des partisans de l'Algérie française n'était autre, raconte-t-il dans un sourire, que le colonel qui dirigeait le conseil de révision... " C'est là, en tout cas, qu'il prend goût aux opérations de police.

De cette école de la préfectorale, Robert Pandraud le sceptique garde une conviction, qu'il résume dans un aphorisme : " Ce n'est pas le bon sens qui est la chose au monde la mieux partagée, c'est la connerie ! "

Son arrivée place Beauvau, en 1968, il la doit essentiellement, toutefois, à son âge. Il a alors quarante ans, et le ministre de l'intérieur de Georges Pompidou, Christian Fouchet, désire rajeunir le corps des directeurs de la " Grande Maison ". Mais Robert Pandraud est, sans le savoir, victime d'un quiproquo. Un autre jeune sous-préfet est, en effet, convoqué le même jour place Beauvau, mais il y arrive avec un peu de retard. Comme le ministre ne saurait attendre, Robert Pandraud est introduit le premier dans le bureau de Christian Fouchet, qui ne le connait pas et croit avoir affaire au second. C'est comme cela qu'il est nommé sous-directeur du personnel au lieu de recevoir la charge de sous-directeur des affaires politiques, dont hérite le retardataire...

UN EMPIRE SOUTERRAIN

Peu importe. Robert Pandraud est dans la place, il va peu à peu l'investir complètement pour y atteindre le haut de l'échelle. Les événements de mai 68, qu'il vit de l'intérieur du cercle des pouvoirs, ne font que conforter ses jugements personnels sur la médiocrité de la vie politique : " J'ai vu alors un ministère de l'intérieur en pleine décomposition, un État fragile, une absence totale de responsabilisation, un préfet de police qui n'osait plus prendre ses responsabilités et se réfugiait derrière son ministre, lequel se couvrait en renvoyant au premier ministre, qui lui-même envoyait les membres de son cabinet sur le terrain pour pouvoir être informé de la situation. C'était Stendhal à la bataille de Waterloo ! "

Mais il y a longtemps, déjà, que Robert Pandraud a pris son parti de faire son propre " boulot " sans se préoccuper des responsabilités d'autrui : " Depuis ces jours-là, je dis que chacun doit faire son travail et ne pas s'immiscer dans les affaires des autres. " L'adolescent du Puy tenté par l'anarchisme s'est métamorphosé en homme d'ordre. " Par action civique ", Robert Pandraud participe à la manifestation gaulliste du 30 mai 1968 sur les Champs-Elysées.

Stop ! Circulez, il n'y a plus rien à voir ! A partir de là, Robert Pandraud construit son empire souterrain. Sens interdit. Secteur tabou. S'il accepte aujourd'hui d'en parler, ce n'est que de façon superficielle. A l'en croire, son seul rêve demeure encore, alors, d'être préfet de Limoges, et sa carrière se résume à un ballottement incessant. Discipliné, Robert Pandraud : il ne rechigne pas quand, en 1973, Raymond Marcellin lui refuse, justement, la préfecture de Limoges, pour lui confier la direction du personnel et du matériel de la police. Serviable : il accepte sans barguigner de ne pas déménager en mars 1974 quand, nommé ministre de l'intérieur, Jacques Chirac - qu'il a connu quelques années plus tôt au cours d'une mission à Alger - lui demande de devenir son directeur de cabinet.

Dévoué : il fait une croix une nouvelle fois sur la préfecture de Limoges quand en mai de la même année Jacques Chirac le prie de se mettre provisoirement au service, dans les mêmes fonctions, de Michel Poniatowski. Stoique : en 1975, il accepte que le provisoire dure plus longtemps, quand Michel Poniatowski argue de la volonté présidentielle de Valéry Giscard d'Estaing pour le promouvoir directeur général de la police nationale, au moment même où Jacques Chirac veut l'intégrer à son cabinet de l'Hôtel Matignon...

Voilà pour la face visible de son personnage de serviteur zélé de l'État.

En vérité, du printemps 1968 au printemps 1974, de la sous-direction du personnel à la direction du personnel et du matériel de la police, en passant par le poste de directeur central de la sécurité publique, Robert Pandraud a tout appris du puzzle de l'intérieur, dans ses moindres méandres : les difficultés et les aspirations des policiers, grands et petits, les rivalités syndicales, les chapelles politiques, les luttes intestines entre services, les rapports ambigus de la police et de la politique.

Au contact de ce microcosme fascinant, il est lui-même devenu flic dans l'âme. Et quand, sous la protection de Jacques Chirac d'abord, de Michel Poniatowski ensuite, il accède enfin aux plus hautes responsabilités, il va épanouir cet acquis professionnel, surtout de 1975 à 1978, aux fonctions de directeur général de la police nationale.

Tous les témoignages concordent pour souligner, dès lors, son omnipotence. Homme orchestre, il tire toutes les ficelles, fait et défait les carrières, joue à son profit des querelles de clans, attise les concurrences syndicales pour mieux contrôler l'ensemble des services, favorise l'implantation des syndicats de droite, flatte les chefs ou la base suivant ses besoins du moment.

Rien d'important ne se passe à l'intérieur de la " Grande Maison " sans qu'il le sache, et il finit par mettre tout le monde dans sa poche.

Une obsession l'habite : efficacité d'abord. Il incite les policiers à apprendre à bien tirer. " Dans les conditions difficiles et périlleuses du métier qui est le nôtre, il est nécessaire que, dans tous les cas où le feu doit être ouvert, ce soit le policier qui ait le dernier mot, déclare-t-il en juin 1976, à Angers, au congrès du Syndicat national indépendant et professionnel des CRS. Et quand je dis le dernier mot, je veux dire régler définitivement le problème. "

Pas de quartier ! Il n'hésite pas lui-même à donner l'ordre d'ouvrir le feu en cas de nécessité, comme il le fait en 1976, pendant l'affrontement sanglant des viticulteurs du Languedoc et des forces de l'ordre dans la garrigue de Montredon-des-Corbières. Il recommande à ses subordonnés de multiplier les infiltrations dans tous les milieux et d'étendre le recours aux indicateurs. Il autorise certaines écoutes téléphoniques. Il couvre les policiers qui fréquentent le " milieu " pour les objectifs du service. Peu lui importe que certains l'accusent de pratiquer la " police des voyous ". Lui aussi, il invoque, si nécessaire, l'impératif du " secret-défense " pour protéger ses services. " En certaines matières, il ne faut jamais, dit-il aujourd'hui, se départir du secret-défense. " A l'époque des démêlés du Canard enchainé avec de faux " plombiers " venus espionner l'hebdomadaire satirique, il écrit au juge d'instruction " pour régler cette histoire ".

Contre les prises d'otages, il obtient qu'on n'autorise plus les remises de rançons. Contre le terrorisme, il n'hésite pas à aller jusqu'aux limites extrêmes de la légalité, et il ferme les yeux si certains de ses exécutants les outrepassent, car il y va de la survie de la démocratie : " Face au terrorisme, tous les moyens sont bons, car le terrorisme pousse jusqu'à l'absurde les limites de la démocratie."

En Corse, avec le plein accord de Michel Poniatowski, il laisse le champ libre aux " justiciers " du groupe Francia contre les poseurs de bombes du FLNC, même quand ces alliés de circonstance en font parfois un peu trop.

Pour les mêmes raisons, il soutient sans réticence aucune toutes les activités des services spéciaux : " La conception de Pandraud est que l'arme secrète est un élément indispensable de la capacité de défences d'un Etat moderne, explique l'un de ses proches. La France a autant besoin de ses services secrets que de sa diplomatie. Il n'y a pas d'action possible si l'on n'a pas de services secrets efficaces."

Sur ce terrain, l'intérêt professionnel de Robert Pandraud ne se borne pas, d'ailleurs, aux frontières de l'Hexagone. A la même époque, il se concerte régulièrement, mais discrètement, avec l'ancien secrétaire général du SAC (Service d'action civique), Pierre Debizet - ex-partisan de l'Algérie française et l'adversaire de Charles Pasqua, - réhabilité par Georges Pompidou et affecté alors en qualité de conseiller auprès du gouvernement du Gabon. Histoire de suivre de près tous les dossiers africains. Il coopère également de façon très étroite avec la police du roi Hassan II du Maroc. Une coopération qui se poursuit aujourd'hui, officiellement consacrée à des question purement techniques, ce qui n'exclut pas les " échanges " de services politiques. " Que l'on dise qu'il est un trouble personnage, amoureux de la manipulation permanente, ou qu'on voie en lui un interlocuteur valable et intelligent, habile manœuvrier, le meilleur directeur général de la police, on peut lui reconnaitre une chose au moins : il a toujours tenu son rang ", écrivent les observateurs spécialisés (1).

Mais il convient surtout de reconnaitre à Robert Pandraud l'exploit d'avoir accompli un tel parcours sans avoir jamais défrayé la chronique.

PIONNIER DE LA COHABITATION

Quand certains membres du milieu corse affirmeront avoir été sollicités pour prêter main-forte à la police contre le FLNC, Robert Pandraud ne se sentira pas visé. Aujourd'hui encore, il nie avoir préconisé ou simplement souhaité une pareille connivence : " J'ai des principes de prudence. Je n'ai jamais utilisé la mafia corse. Une fois qu'on entre dans un tel engrenage, on ne sait jamais comment ça se termine... "

Sa réputation de " grand patron " de la police, lourd de mille secrets, est si bien établie, après ces trois années passées à la direction générale de la police nationale, que le successeur de Michel Poniatowski place Beauvau, le maire de Carnac, Christian Bonnet, préfère le tenir à distance. " Bob " Pandraud - il a gagné ce diminutif - a alors cinquante ans. L'âge de Joseph Fouché sous l'Empire. Comme le célèbre duc d'Otrante, qui servit Napoléon avec autant d'ardeur qu'il avait secondé Robespierre, il va sans difficulté changer de maitre politique. Non sans avoir préparé ses arrières en se faisant nommer d'abord en 1978 directeur général de l'administration de " son " ministère - faute d'avoir pu intégrer le Conseil d'Etat au tour extérieur, - puis, quelques jours avant l'installation de François Mitterrand à l'Elysée, au lendemain de la victoire de la gauche, en 1981, inspecteur général de l'administration.

S'il a clairement choisi son camp, surtout depuis que les socialistes envisagent de gouverner avec les communistes, il demeure toutefois " curieux de tout ", et surtout de voir comment va s'y prendre le premier ministre socialiste de l'intérieur, Gaston Defferre. C'est ainsi que Robert Pandraud devient un pionnier de la cohabitation avant la lettre. Il demeure place Beauvau, et ses premiers contacts avec le maire deMarseille sont courtois. A l'écouter encore, on a l'impression qu'il serait peut-être resté au ministère si Gaston Defferre lui avait accordé un emploi à la mesure de ses capacités. Perspective vite bouchée : la seule mission qui lui fut alors confiée lui commandait d'étudier le régime des terres du littoral de la Gironde soumises au flux de la marée... On lui proposa bien, ensuite, un poste de trésorier payeur général, mais il s'agissait d'un emploi de débutant. L'affront ainsi consommé, Robert Pandraud rejoint en 1982 le " cabinet de résistance " mis en place par Jacques Chirac à l'Hôtel de Ville de Paris.

FOUCHÉ CHIRAQUIEN

Dans ce nouvel emploi, le Fouché chiraquien va de nouveau oeuvrer sur un double registre. Secrétaire général adjoint de la Ville de Paris, puis, à partir de 1983, directeur de cabinet de Jacques Chirac, il alterne l'administration et la politique en s'entourant de deux collaborateurs aussi discrets et polyvalents que lui, Daniel Natalfski, ancien membre du cabinet de Raymond Barre à l'hôtel Matignon, et Michel Roussin, ancien directeur de cabinet de l'ancien chef du SDECE, Alexandre de Marenches.

Les témoignages, une fois encore, sont concordants : de l'Hôtel de Ville de Paris, l'ombre de Robert Pandraud continue de peser sur les rouages et le fonctionnement des services de la place Beauvau. Dans une interview retentissante parue dans le Monde du 14 septembre 1982, le secrétaire général de la Fédération autonome des syndicats de police, Bernard Deleplace, membre du Parti socialiste, affirme que l'ancien directeur général de la police " tire toujours les ficelles à la Grande Maison " grâce à " 80 % des cadres de la police qui lui doivent leur carrière ".

Mythe ou réalité ? Fidèle, comme d'habitude, à sa méthode d'autoprotection, Robert Pandraud se montre évasif sur cette période. Il tient à minimiser. Il ne dément pas avoir gardé à l'Hôtel de Ville de fréquents rapports avec ses anciens collègues de la place Beauvau, " mais, s'ils venaient me voir, assure-t-il, c'était surtout pour boire l'apéro ou me demander des logements ou des emplois ". Il ne nie pas que certains dossiers arrivaient plus vite sur son bureau que sur celui de Gaston Defferre, " mais, si j'étais parfois mieux renseigné que lui, dit-il sans sourire, c'est sans doute que chaque matin je lisais les journaux beaucoup plus tôt que lui... ".

Il se défend, également, d'avoir inspiré les organisateurs de la manifestation policière du 3 juin 1983 dirigée contre le pouvoir socialiste. C'est donc pure coïncidence si cette manifestation " spontanée " avait été soigneusement organisée par des policiers syndicalistes travaillant pour l'Hôtel de Ville de Paris. L'un de ces manifestants témoigne même, aujourd'hui, que, dès le mois de novembre 1982, Robert Pandraud avait dissuadé le chef de file du Syndicat indépendant de la police nationale, Rémy Halbwax, d'organiser dans les rues de Paris, contre Gaston Defferre, une " manif " de policiers " en civil et képi ". Il précise que ce contestataire s'était entendu dire que le port du képi aurait suffi à attester l'" acte de désobéissance ".

En revanche, Robert Pandraud reconnait volontiers le rôle qu'il a joué dans l'assistance apportée par le cabinet de Jacques Chirac aux adversaires des socialistes en Nouvelle-Calédonie : " Comme Pierre Joxe avait refusé de détacher des fonctionnaires auprès du gouvernement territorial légitime présidé par Dick Ukeiwé, nous avons organisé une noria pour aider nos amis du RPCR. "

RIVAL POTENTIEL

C'est au cours de cette " opération Calédonie française " que Robert Pandraud et Charles Pasqua travaillent pour la première fois pleinement de concert : le premier met en musique ce que le second orchestre au Sénat avant de se rendre lui-même sur le territoire pour y clamer que " la défense de Bastia commence à Nouméa ". Entre la partition de l'un et celle de l'autre, le partage est clair, la complémentarité évidente.

Mais c'est à cette même époque que prend sa source le trouble qui entoure aujourd'hui les relations réciproques de ces deux piliers de la Chiraquie. Car, lorsqu'il décide de faire le pas qui va le propulser dans l'arène politique, autour de laquelle il gravite avec condescendance depuis trente ans, ce pas vers l'onction du suffrage universel, qu'il franchit le 16 mars 1986 en conduisant la liste du RPR aux élections législatives en Seine-Saint-Denis, Robert Pandraud se pose, ipso facto, en rival potentiel de Charles Pasqua, auquel est dévolu, de longue date, en cas de défaite de la gauche, le portefeuille de ministre de l'intérieur.

Bien entendu, il se défend d'avoir jamais eu la prétention de convoiter les plates-bandes du grognard en chef du RPR. Le seul désir de Robert Pandraud n'est autre désormais - c'est juré - que celui de mener une vraie carrière parlementaire. Ah ! quel plaisir d'aménager les terrains vagues entre Bobigny et Villepinte ! "J'ai eu tout ce que je pouvais d'une carrière administrative et j'ai suffisamment servi pour ne plus avoir d'ambitions ministérielles. Je serais ravi de continuer à être député de la Seine-Saint-Denis."

Avant d'être nommé ministre de la sécurité, Robert Pandraud s'est beaucoup investi, en effet, dans cet ancien fief de la banlieue "rouge". Il n'avait d'ailleurs pas le choix, puisqu'il y était totalement inconnu. Élu grâce à la proportionnelle, à une grosse campagne publicitaire, à des thèmes qui n'avaient rien à envier à ceux du Front national, et grâce aussi à un important appui financier des milieux patronaux - évalué dans son entourage à plus de 5 millions de francs, - Robert Pandraud laisse à son épouse Ginette, qui partage sa vie depuis 1956, le soin de gérer, sur le terrain, ce placement électoral. C'est elle qui assume les ingrates tâches d'assistance sociale exigées de tout député lambda. Pour sa part, il n'assure que le strict minimum de ses obligations locales afin de ne pas perdre, au prochain scrutin législatif, le bénéfice de l'investissement.

En attendant, place Beauvau, le ministre de la sécurité, qu'il l'ait souhaité ou non, partage le même marigot que " Crocodile Charlie "... Et ça fait des clapotis !

Instruits, par expérience, des dangers de toute dyarchie, surtout dans la conduite d'un ministère aussi complexe, les deux compagnons de Jacques Chirac avaient pourtant pris, dès leur installation, un maximum de précautions pour ne pas avoir à subir, espéraient-ils, les affres de la cohabitation agitée subie avant eux par ce couple instable que formèrent, un temps, Gaston Defferre et Joseph Franceschi. Afin de se protéger des risques de rumeurs, ils avaient opté publiquement pour la transparence. Une même attachée de presse, Michèle Ferniot. Deux bureaux mitoyens et une règle d'or : chacun des deux peut entrer à n'importe quel moment dans la pièce de l'autre. Sans frapper ni prévenir.

Charles Pasqua et Robert Pandraud avaient pris aussi l'habitude d'imposer aux photographes leur double silhouette massive. On les a vus gagner ensemble, à pied, l'Élysée le jour du conseil des ministres, d'une même démarche chaloupée. On les a surnommés " Starsky et Hutch ", " Smith et Wesson "... En vain.

Ces exorcismes ont été inefficaces. On n'empêche pas les rivalités de cabinets. On n'empêche pas les " usagers " de tenter de les exploiter. On ne peut séparer totalement la politique et la technique. On ne peut museler toutes les rumeurs dans un milieu professionnel dont la vocation est souvent de les faire naitre...

Sans doute la réalité est-elle plus nuancée que celle décrite avec sévérité par Bernard Deleplace : "

Aujourd'hui, la situation de la police est plus catastrophique qu'à l'époque du bicéphalisme Defferre-Franceschi. J'avais demandé à M. Mitterrand de mettre fin à la mission de M. Franceschi parce que la police allait dans tous les sens ; maintenant, c'est Pandraud qui fait les ravages les plus importants. C'est dramatique. "

La spectaculaire capture des dirigeants d'Action directe, résultat exemplaire de la coordination entre les différents services de police, est venue fort opportunément contredire cette impression, alimentée, quelques jours auparavant, par les polémiques intestines survenues à Marseille.

Il n'en demeure pas moins que le climat qui règne actuellement au ministère de l'intérieur n'a rien d'idyllique. Sinon pourquoi s'interrogerait-on, à l'hôtel Matignon même, avec des frissons dans le dos, sur le fonctionnement du tandem de la place Beauvau ? Intoxication ? Campagne de dé- stabilisation ?

Si c'est le cas, les coupables ne se situent pas à l'extérieur de la " Grande Maison ". Tel collaborateur du ministre de l'intérieur met en cause la responsabilité de tel adjoint du ministre de la sécurité dans les " fuites " visant à impliquer Charles Pasqua dans la délivrance du " vrai-faux " passeport accordé à Yves Chalier.

Tel conseiller du premier ministre, interrogé sur les rapports de Charles Pasqua avec les milieux corses des jeux apparus en toile de fond de la même " affaire ", nous répond à brûle-pourpoint : " Et vous, avez-vous enquêté sur les liens de M. Pandraud avec ce milieu des jeux ? "

Tel policier prétend même que, si l'on s'en donnait la peine, on retrouverait, derrière la dualité entre le ministre de l'intérieur et son compère chargé de la sécurité, au-delà de l'imbroglio Chalier, une résurgence d'une rivalité ancestrale entre deux clans corses spécialisés dans l'exploitation des cercles de jeux et des machines à sous. Reviennent dans la conversation les noms des familles Francisci et Andréani, qui défrayaient la chronique il y a quelques années. Pour couronner le tout, certaines personnes, généralement bien informées, soutiennent que Jacques Chirac sait à quoi s'en tenir sur la qualité de " son " couple de la place Beauvau depuis... le 19 mars ! C'est, en effet, à l'entourage de Robert Pandraud que ces sources imputent aujourd'hui la responsabilité de la rumeur selon laquelle le président de la République, à l'époque, n'aurait pas voulu de Charles Pasqua au gouvernement...

On a beau être blindé, certaines piqûres agacent quand elles deviennent trop fréquentes. Victime de son peu de penchant pour la transparence - réflexe professionnel, - Robert Pandraud se trouve donc contraint de confirmer ce que dit l'attachée de presse de Charles Pasqua en présence des deux candides journalistes de passage : " Entre eux, il ne passerait pas une feuille de papier à cigarettes ". Il le répète sur tous les tons. Autoritaire : " Je veux casser ce genre de rumeurs ! " Affectueux : " Mes rapports avec Charles sont cordiaux. " Suave : " Après un an de cohabitation, nous n'avons jamais été aussi près l'un de l'autre dans nos analyses. Nous aboutissons aux mêmes résultats par des approches différentes. "

Tiens, voilà d'ailleurs Charles Pasqua qui vient encore de passer la tête par la porte entrebâillée. Pour la troisième fois en une heure. Personne ne pourra dire que ces deux-là ne sont pas complices ! Robert Pandraud n'en finit pas de jurer de sa solidarité : " Nous sommes d'accord dans nos pensées et même nos arrière-pensées ! " C'est tout dire, n'est-ce pas ?


Philippe Boggio et Alain Rollat

Article paru dans l'édition du 19.02.10


Lien utile :

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