Document 30/09/2011 - Aimer et être aimé; prendre et donner du plaisir; placer sous le même horizon la pensée et le corps; s'émouvoir et s'enthousiasmer, mais aussi accueillir les inflexions les plus diverses, sinon les plus contradictoires : c'est tout le XVIIIe siècle - un siècle qui débute dans les fêtes galantes chères à Watteau, pour terminer son pas de deux par des fêtes sanglantes sur les échafauds et les champs de bataille.
Bien avant 1789, c'est tout un siècle qui a révolutionné les modes de sentir et d'être : un siècle qui continue à nous entretenir de ce que nous sommes, dès lors que nous savons placer au cœur de nos vies, non pas ce que Diderot a pressenti - « quelque chose d'énorme, de barbare, de sauvage » -, mais ce que le marquis de Sade a appelé « le principe de délicatesse ».
Michel Delon nous invite à redécouvrir une époque faite de lumières variées et de contrastes subtils, où le plaisir ne
s'abandonne jamais à la pesanteur, et où la mélancolie n'est pas incompatible avec la légèreté.
Professeur de littérature française à la Sorbonne, Michel
Delon est l'auteur d'ouvrages de références, comme le Dictionnaire européen des lumières, et l'éditeur, entre autres, de Diderot et de Sade dans la « Bibliothèque de la
Pléiade ».
-
Les courts extraits de livres : 30/09/2011 - Extrait de l'introduction
« Souriez, vous êtes filmé. » L'injonction est martelée dans les halls de banque et dans les couloirs d'hôtel, sur les parcs de stationnement et maintenant dans les transports en commun. Elle est déclinée dans toutes les langues. De plus en plus de lieux sont soumis au regard de cyclope de la vidéosurveillance, n'évitant aucune agression, aidant dans le meilleur des cas à retrouver l'agresseur. Et où se perdent ces sourires ? Sur un mur d'écrans gris et blanc, devant lequel rêve un gardien, quand ce n'est pas devant une chaise vide, tandis que les installations les plus sophistiquées analysent, repèrent et signalent les mouvements insolites. Nos gestes moins facilement visibles sont suivis par des machines encore plus subtiles. Des morceaux de plastique avec puce électronique enregistrent nos achats et retraits d'argent, nos goûts et nos habitudes, déterminent notre profil et prétendent orienter notre comportement vers plus de consommation. Pas une chaîne, pas un magasin qui n'offre son programme de fidélité pour mieux traquer nos désirs et les modifier selon les intérêts du commerce. Les téléphones portables permettent de nous localiser, ils mémorisent nos appels et nos messages. Nos déplacements réels et virtuels sont contrôlés. Quand, il y a un demi-siècle, nous lisions les prophéties effrayantes de George Orwell, nous frémissions en nous disant que nous n'en arriverions jamais là : l'année fatidique est derrière nous et nous sommes de plain-pied dans le monde de 1984. Le totalitarisme bien visible, avec des uniformes clinquants et des camps monstrueux, est doublé par un totalitarisme souriant où les individus sont simplement sommés d'acheter et de se taire sans regarder ce qui se passe à côté d'eux. La brutalité reste physique, haineuse, sanglante partout dans le monde où la population n'est pas protégée par un ou deux siècles de luttes, partout où une partie de la population vit sans droits et sans papiers ; elle se fait plus raffinée pour ceux qui s'endorment sur le mol oreiller de leurs droits et de leur confort. Ceux-ci ont le sentiment de vivre dans un grand village où tout le monde se tutoie et s'appelle par son prénom, où l'on échange avec une communauté d'amis lointains, où l'on saute dans un avion comme autrefois dans l'autobus : on est partout chez soi. Il n'empêche que ces gentils consommateurs sont tous soigneusement classés d'après la couleur de leur carte de crédit et leur rang dans l'avion ; leurs messages amicaux sont enregistrés, décryptés, ils deviennent des statistiques, des courbes et des stratégies commerciales ou politiques.
On doit sans doute s'indigner et se révolter, mais sans oublier que la justesse des indignations et l'efficacité des révoltes passent par une capacité de recul et d'écart. Les technologies peuvent être détournées, les outils d'aliénation retournés en moyens de libération, selon une logique qui reste la même. Mais il faut aussi débrancher les machines et sourire à autre chose qu'à une caméra aveugle.
Auteur : Michel Delon
Date de saisie : 30/09/2011
Genre : Littérature Etudes et théories
Éditeur : Albin Michel, Paris, France
|