Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

Nouvelle chronique criminelle de notre ami Jean Michel Armand

 

 

Jean-Michel ARMAND est directeur pénitentiaire honoraire d'Insertion et de Probation à ENAP , membre associé au Centre des Ressources de l’Histoire des Crimes et des Peines de l’Ecole Nationale d’Administration Pénitentiaire. Chroniqueur régulier aux journaux du Sud-Ouest, il collabore à différentes revues d’histoire sociale et pénitentiaire...

 

L’honneur perdu de Joseph CHAUMIE !

Par Jean-Michel ARMAND

Pas de sang et pas d’assassin dans la chronique de cette semaine mais le fiel répandu qui, tel un poison violent, va corroder l’honneur d’un homme politique dont s’enorgueillit encore à juste titre notre cité agenaise. Faut-il encore présenter Joseph Chaumié où faut-il craindre qu’il ne soit plus qu’un nom accroché à la porte d’un collège, rejoint chaque matin par des adolescents cafardeux ? Espérons néanmoins qu’on aura su présenter aux élèves cet aimable agenais d’une grande exigence morale, d’une inattaquable probité à une époque où la classe politique n’alignait pas que des modèles vertueux.

Elu maire d’Agen en 1895 puis sénateur l’année suivante, il créait, avec ses amis Armand Fallières et Waldeck Rousseau, l’Alliance Républicaine Démocratique. Devenu ministre de l’Instruction Publique puis, en 1905, Garde des Sceaux, il laisse à chaque fois l’empreinte d’un homme modéré dont les interventions à la Chambre évitent l’excès et l’intolérance à une époque où la diatribe voire la calomnie et l’insulte étaient des « outils politiques » couramment utilisés.

Cette tempérance aurait dû lui ménager bien des complaisances à défaut d’amitiés, denrée plutôt rare en politique. C’était sans compter sur la presse populaire en pleine expansion en ce début du vingtième siècle. Parmi les journaux à grand tirage, on pouvait lire Le Matin, journal créé en 1884 par un groupe de financiers anglo-américains. Le titre est racheté en 1901 par le sulfureux homme d’affaires mégalomane Maurice Burnau-Varilla lequel a gardé du ressentiment à l’endroit de Chaumié à l’époque où, Garde des Sceaux, il lui avait refusé les pièces du dossier Dreyfus avec lesquelles il espérait faire un « coup médiatique ».

Le Matin est un des quatre journaux au plus fort tirage puisque, en 1914, il atteindra le chiffre d’un million d’exemplaires par jour.

Rancunier, le magnat de presse attendit que Chaumié redevienne simple sénateur pour satisfaire sa rancœur. Il lance à ses trousses un de ses jeunes journalistes aux dents longues et à la langue vipérine : Gustave Téry. Produit de la méritocratie républicaine, ce fils d’ouvrier et d’une marchande de légumes, intègre l’Ecole Normale Supérieure et devient agrégé de philosophie (1) Tout en entamant une carrière d’universitaire, Téry est aussi journaliste, activité qui le met dans la lumière des polémiques de l’époque.

Pour satisfaire la vengeance de son patron, Téry va user d’une arme toujours efficace…la diffamation ! Dans un premier article paru le 5 novembre 1906, il brosse un portrait qui donne le ton des suites de l’article : « on dit “les Chaumié”, avec un dégoût mêlé d’effroi, comme on dit les cancrelats et les punaises… Qu’est-ce, en effet, que ce Chaumié ? En soi, ce n’est qu’un sénateur falot, à la face molle et nulle, personnage sans personnalité qui n’aurait jamais rien eu de remarquable, s’il ne s’était appliqué sur le tard à se faire la tête d’un Paul de Kock (2) constipé ».

Il va rappeler qu’à l’époque où, ministre de la justice, Chaumié avait favorisé l’emploi de deux petits-neveux, compromis quelque temps après dans des affaires de concussion. Ils auraient monnayé des décorations, l’obtention de grâces et des remises de peine et des « billets de réformes » pour certains conscrits fortunés. Pire encore, ils auraient perçu de confortables pots de vin lorsque le « tonton ministre » avait créé à Paris treize nouvelles juridictions de justice de paix. Adossés à ces nouveaux tribunaux, des greffes judiciaires à l’époque, charges vénales très convoitées. Téry, au-delà de ses articles, fait courir le bruit dans le Tout Paris que ces charges auraient été octroyées à des amis, notamment des Lot et Garonnais. Cette information, au demeurant, fort peu étayée, va déclencher l’ouverture d’une information par le parquet de Paris, laquelle établira que l’ex-ministre Chaumié n’était en rien mêlé à ces sordides magouilles.

Mais le journaliste ne lâche pas l’affaire et ce qu’il va tramer fût en tout point machiavélique.

Gustave Téry va imaginer un dialogue entre Chaumié et un directeur d’administration de la Chancellerie dans lequel il va reprocher à son subalterne sa légèreté voire son imprudence dans cette affaire des greffes de paix dont toute la presse s’est emparée, criant au scandale et, pour certains titres, à la démission du ministre. Se sentant lâché, le directeur se serait alors écrié : « sortez-moi de là sinon il y aura tout à craindre de ce que je pourrai dire sur cette affaire des greffes car j’ai effectivement assisté au partage du gâteau…/…dans cette affaire, il nous faut demeurer solidaires ». Fakes news avant l’heure, ce dialogue est purement imaginaire mais prend les formes d’un échange réaliste qui va flatter un lectorat déjà largement gagné à la conviction ‘’que ces politicards sont tous corrompus’’. L’article se termine en dénonçant « la scandaleuse nomination en qualité de président de chambre de ce magistrat qu’on aurait dû révoquer » et dont Chaumié aurait acheté le silence par cette promotion.

Mais grâce au Matin « le journal qui dit tout » (slogan publicitaire du titre), on n’allait pas en rester là !

Evidemment, Joseph Chaumié ne peut laisser passer pareille injure et assigne le journal et son journaliste- vedette. Le code pénal qualifiant la diffamation de « crime », l’affaire est renvoyée devant la cour d’assises du lieu de résidence de l’outragé…Agen ! Le procès s’ouvre le 18 février 1907 et amènent dans notre ville tous les journaux de Paris et d’ailleurs ! Gustave Téry ne se déplace pas, tout comme le directeur du journal. Ils ont confié leur cause au bâtonnier du barreau de Paris, le célèbre Henri Robert. Avec un tel défenseur, l’affaire semble entendue. Mais l’avocat est moins optimiste et confie à ses clients que Chaumié compte beaucoup d’amis à Agen. Il n’oublie pas que certains magistrats du lieu lui doivent leur nomination. Et puis, il n’est pas exclu qu’il revienne «  aux affaires », alors… ! Maître Robert arrête donc une stratégie « de forme », subodorant que sur le fond, la cause n’est pas forcément gagnée. Fin juriste et un poil retors, il fait citer comme témoins l’ensemble des magistrats de la juridiction lot et garonnaise y compris le président des assises et les juges assesseurs. Evidemment, à l’appel de leurs noms, les magistrats ne bougent pas. Jubilant, l’avocat dépose alors des conclusions établissant « l’impossibilité pour la défense d’exercer ses prérogatives » générant ainsi la suspension du procès. Bien ennuyée, la cour se retire et revient, non avec un arrêt mais avec un procès-verbal ajournant le procès.

Un pourvoi est formé contre cette décision. Trois autres suivront durant les années 1907/1908.L’affaire aurait pu s’enliser encore longtemps si le législateur n’avait voté entre temps la loi du 14 juillet 1907 obligeant tout prévenu « à présenter ses exceptions dès la première audience ». Le pourvoi en cassation ne devenant possible qu’après l’arrêt définitif. Grâce à cette nouvelle loi, le dossier va prendre un tour inattendu.

Le Matin prend alors la mesure que le procès risque d’être perdu et décide alors de présenter des excuses solennelles au sénateur Chaumié qui ne veut pas en rester là et laver son honneur entâché.

L’affaire est de nouveau citée le 12 mai 1908 mais Téry, a changé d’avocat et confié son dossier à une autre star du barreau parisien, maître De Moro-Giafferi. L’audience s’ouvre finalement le 5 août. Téry maintient ses accusations de pots de vin perçus dans l’affaire des greffes. Il d’autant plus sûr de son fait qu’il a fait faire des enquêtes sur tous les jurés par son collègue Jules Barthélémy, rédacteur comme lui au Matin. Un juré, une fiche sur sa vie, ses goûts, ses mœurs. Un travail de basse police !

Aux questions du président Ducasse, il monopolise la parole sans qu’on intervienne pour la lui ôter. Dans une stratégie parfaitement réfléchie, Téry ne s’adresse pas aux magistrats de la cour mais aux jurés qu’il va tour à tour flattés, flagornés et pour tout dire subjugués. Une « logorrhée hypnotique » diront certains chroniqueurs. Téry sait se poser en victime d’un système politique, selon lui, corrompu. On veut briser sa carrière d’universitaire, lui le « fils de gens de rien » parce qu’il n’appartient pas au sérail. Pire encore, Chaumié aurait poussé le cynisme jusqu’à envoyer son secrétaire, joli garçon, pour séduire sa femme et détruire son couple. Et ça marche ! Les jurés semblent si émus que maître Moro-Giafferi n’a plus qu’à porter l’estocade. Face à lui, pour défendre Chaumié, maitre Montels, civiliste distingué, peu à l’aise aux assises, fait pâle figure et se contente de demander des dommages, lesquels seront intégralement versés – précise -t-il - à l’hôpital civil d’Agen.

Après quarante-cinq minutes de délibération, le jury revient avec un verdict de condamnation pour le journal qui a bel et bien diffamé le sénateur. Son gérant est condamné à cinq cents francs d’amende et à cinq milles francs de dommages et intérêts. Conformément aux lois sur la presse, le rédacteur de l’article est relaxé du même chef d’accusation. Téry jubile, Chaumié est effondré car c’est bien le journaliste qui a sali son honneur et l’a poursuivi pendant des mois de sa vindicte. Bien que lavé de toutes les accusations portées contre lui, Joseph Chaumié ne se relèvera pas de cette humiliation. Dépité, malade, il se retire progressivement de la politique et meurt quelques années plus tard dans sa maison de campagne de Clermont-Dessous le 18 juillet 1919.

 

  1. Il sera finalement radié de son poste, notamment suite à ses articles de plus en plus violents, xénophobes et antisémites. Le Matin qui, en 1940, entrera dans la voie de la collaboration, sera interdit de parution en 1944.

  2. Paul De Kock est un romancier, auteur dramatique et librettiste français (1793/1871) qui a connu de grands succès de son vivant. Les photographies que l’on a de lui ne montre pas un visage très…gracieux !

 

 

Culture et justice rassemble des informations relatives à l’actualité culturelle sur les questions de justice. Histoires, romans, portraits du jour, salon de livres... Page indépendante sans but lucratif administrée par Philippe Poisson et Camille Lazare, membres de l'association Criminocorpus.

A propos du site : Musée - Histoire de la justice, des crimes et des peines | Criminocorpus propose le premier musée nativement numérique dédié à l’histoire de la justice, des crimes et des peines. Ce musée produit ou accueille des expositions thématiques et des visites de lieux de justice. Ses collections rassemblent une sélection de documents et d’objets constituant des sources particulièrement rares ou peu accessibles pour l’histoire de la justice."

Relecture et mise en page Ph.P

Tag(s) : #Chronique criminelle Lot-et-Garonne
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :